Intervention de Mme Nadine Gabin

Télécharger le compte-rendu complet de la 1ère Journée Nationale de l’Écoute du 6 octobre 2010.

Nadine Gabin est philosophe et psychanalyste. Elle est membre de l’association de psychanalyse «L’envers de Paris», rattachée à l’école de la Cause Freudienne». Elle intervient régulièrement dans le cadre des formations de l’association S.O.S Amitié Ile-de-France.

M. Didier Falcand – journaliste, animateur
Nous allons entendre à présent Mme Nadine Gabin, philosophe et psychanalyste, qui a été elle-même écoutante dans le passé et qui est formatrice pour S.O.S Amitié.


Mme Nadine Gabin

Permettez moi tout d’abord de saluer l’initiative de cette journée et de vous dire l’honneur que m’a fait S.O.S Amitié, par la voix d’Alain Gaide, en me proposant de participer à ce colloque, ce que j’ai accepté bien volontiers.

Je prendrai peut-être les choses par un bout différent.

Avant toute chose, je vous propose de revenir sur le fait que l’homme est un sujet parlant ; cela le différencie des autres représentants du règne animal auquel il appartient.

Longtemps, philosophes et autres penseurs ont tenté d’expliquer les origines du langage humain ; la tâche est restée inaccomplie, au point qu’aujourd’hui les gens qui désirent faire une thèse sur l’origine du langage se voient opposer un refus car il s’agit d’une impasse.

Les choses se sont compliquées du fait que l’on a dû reconnaître à certains animaux une forme de communication : danses des abeilles, avec leurs variantes de ruche en ruche, que l’on appelle dialectes, chants des baleines, vocalisations des oiseaux, cris des primates.

Cependant, le langage humain a des spécificités qui peuvent nous intéresser dans le cadre du thème d’aujourd’hui.

Je ne traiterai pas la question sous son aspect humaniste, en la poudrant d’un peu d’angélisme et en décrétant avec vous sans péjoration ni ironie : « C’est bien d’être gentil avec les autres et de les écouter. C’est bien de vouloir le bien de l’autre » quoi que, pas toujours : on sait bien que les pires choses dans le monde ont été accomplies au nom du bien de l’autre !

Je vais plutôt essayer de vous montrer comment, sur ce fond de langage propre à l’homme, parler et écouter ne sont pas seulement souhaitables mais structurellement nécessaires à la socialisation de l’homme, dont ils sont d’ailleurs la condition.

Dans l’essai sur l’origine des langues, Rousseau, décidément très à la mode, considère que le langage chez l’homme ne dépend pas d’une aptitude physique mais d’une faculté propre qui lui fait justement employer les organes dont il dispose à cet usage.

Humain, le langage présente plusieurs caractéristiques qui nous renseignent sur l’état de décrépitude initiale de l’homme dans le monde.

Ce langage humain a la capacité à exprimer le possible et pas seulement le réel présent. C’est une particularité tout à fait intéressante. Par ailleurs, il a aussi la capacité d’abstraction. Il a aussi la capacité à exprimer des liens logique. C’est là que naît d’ailleurs la possibilité d’argumenter. Il a aussi la capacité à exprimer la mémoire du passé.

Les conjugaisons sont propres à l’homme : un animal qui parle du réel, dans un temps présent. L’homme a non seulement la possibilité de parler de ce qui n’existe pas mais en outre de parler de ce qui était hier, voire de ce qui sera demain. Il a aussi et cela vous intéresse, la capacité à l’alternance. C’est ce qui permet normalement un aller-retour entre les interlocuteurs, dans une véritable communication à double sens.

La différence est à soigneusement établir avec le langage animal, dont les signaux émis unilatéralement déclenchent une réaction et ne permettent pas d’entrer en relation sur le mode du langage. Il est très intéressant de remarquer que le langage humain est caractérisé par cette abstraction et qu’il tire ses lettres de noblesse du fait d’être finalement assez peu concerné par la réalité. Vous avez remarqué la jouissance de l’enfant quand il découvre qu’il peut dire absolument n’importe quoi, faire des jeux de mots, mentir. Quand il commence à mentir, on peut d’ailleurs se dire qu’il parle vraiment parce qu’il s’échappe de la réalité sans que cela l’empêche de parler.

Nous pouvons jouer des ressources infinies du langage pour évoquer notre réalité intérieure fluctuante, incertaine, infiniment nuancée : notre langage a des synonymes, des homonymes, une syntaxe, des conjugaisons, de la ponctuation pour affiner, préciser, dire, être ambigu, ironique. Tout, pour nous, quand nous parlons, joue sur l’équivoque.

Pourquoi le langage humain bouge t il de la sorte ? Pourquoi ne se tient il pas tranquille ? Pourquoi les mots ne restent ils pas attachés aux choses qu’ils sont supposés désigner ? La raison en est que le langage humain évoque un réel en lui substituant un mot que ce réel n’est pas : aucun rapport entre le mot « arbre » et l’objet « arbre », ce qui explique d’ailleurs qu’il y ait plusieurs langues sur la planète.

C’est en couvrant le réel qu’on lui donne une forme, sans quoi l’on n’arrive pas à l’appréhender. C’est ce qui est entre autres à l’origine de l’angoisse.

Le mot n’est pas assujetti à la chose qu’il dit. Il vient à sa place. Au fond, cela ne signifie rien d’autre que ceci, qui est bien étrange : le réel ne se dit que sur un fond d’absence ou, pour le dire autrement, le langage voile ce qu’il montre, ne peut le montrer qu’à condition de le voiler.

Le mot tue la chose, dit-on en psychanalyse. Oui mais il fonde le sujet. Dès que nous parlons, quelque chose disparaît. Qui n’a pas éprouvé cette fuite permanente, qui n’est pas celle des mots mais la fuite de ce qui court sur les mots, tel un objet perdu, laissé pour compte, un reste de ce que l’on appelle l’opération signifiante, c’est-à-dire le fait de parler ?

Il n’empêche que, notre vie durant, nous cherchons à retrouver cet objet, dans une impossible rencontre et ce rendez-vous est toujours manqué.

L’homme se soumet donc à deux ordres bien séparés – lorsqu’ils ne le sont pas, cela donne lieu à la psychose et notamment au traitement que le psychotique fait de sa maladie, à savoir le délire : l’ordre du langage, que l’on appelle le symbolisme et l’ordre du réel.

Le langage permet de distinguer ces deux choses, de les séparer, de façon à ce que l’on ne soit pas envahi pas les choses du monde. Le langage est donc ce qui permet à l’homme de dominer le vécu, c’est à-dire de ne pas y être tout à fait pris. Celui qui vous dit : « Je suis triste », celui qui parle, n’est pas celui dont il parle. C’est d’ailleurs ce qui lui permet de parler. En parlant, l’homme se distancie et devient ce que l’on appelle un sujet.

Par quoi il cesse de n’être qu’un objet de ce monde s’entrechoquant avec tous les autres. Choses, animaux et enfant – infans : celui qui ne parle pas – vivent dans un monde d’états, voire d’états d’âme que peuvent exprimer gestes, danses, cris mais qui ne sont pas à proprement parler un langage adressé à l’Autre. Dans ces états-là, ils restent collés à la nature. Ils sont pure animation de la matière qui fait leur vie et leur vie est réduite à la satisfaction des besoins. Ils n’ont pas encore d’existence.

Sujet humain parlant, nous avons la capacité de composer une infinité de discours. Ainsi, l’homme peut-il s’ajuster à n’importe quelle situation : il peut, dans l’instant, répondre aux situations qui surviennent et auxquelles il ne s’attendait pas. C’est très supérieur à ce dont est capable l’animal mais cela trahit chez l’homme une invalidité, un handicap foncier car il naît dépourvu de tout, incapable de se débrouiller seul. Il va devoir tout apprendre, y compris à parler puisque, en effet, décliné en langue, le langage n’est pas inné à l’homme.

A cause de tout cela, l’homme est un être exclu de la nature. On peut prôner le retour à la nature, il n’empêche qu’elle lui est hostile. Il n’y a pas sa place d’emblée. Ce petit homme, il va falloir qu’il se crée son univers, qu’il se regroupe ; pour cela, il ne se peut compter ni sur sa force, ni sur son intelligence. C’est du côté du langage, en s’adressant à l’Autre, qu’il trouve un secours contre sa détresse foncière et sa solitude.

En effet la parole, de causettes en causeries, cela cause au premier sens du terme, c’est à-dire que cela a des effets. L’un de ces effets – et non le moindre – est sans doute que les relations de parole et donc d’écoute dépassent les relations de simple intérêt. Dieu sait que l’on s’ennuie parfois à écouter les autres.

Très tôt, dans les premiers jours, l’enfant comprend qu’il peut faire plus qu’obtenir la satisfaction de ses besoins : il peut demander et l’objet réclamé devient un prétexte pour établir le contact, reconnaître, retenir l’Autre et se faire reconnaître par lui.

J’emploie souvent cet exemple, très rétréci dans le temps : un enfant qui naît se met à crier ; ce cri n’est que la réaction presque physiologique à une douleur qu’il ressent à l’estomac. Cette douleur va être interprétée par son entourage comme de la faim. On va donc lui donner à manger. L’enfant connaît alors une expérience de satisfaction première dont il va se souvenir ; elle va marquer ce que l’on appelle un « frayage ». Lorsqu’il va sentir de nouveau cette douleur à l’estomac, il va se souvenir qu’il a poussé un cri et qu’il a obtenu une réponse. Il va donc repousser un cri mais ce n’est déjà plus tout à fait le même…

Le premier était un cri de douleur ; le second est un cri déjà doté d’une petite intention. On lui redonne ce qu’il faut ; il se rendort. Il crie à nouveau et là, ce n’est plus du tout pareil ! Il va commencer à rejeter le biberon : il va arriver à supporter sa faim pour le plaisir que vous lui répondiez car il sait que, si sa satisfaction vient trop vite, il va être obligé de se rendormir et l’Autre disparaîtra.

Il refuse donc de manger ou prend des heures pour le faire ; il retarde sa satisfaction car il est extrêmement heureux d’avoir quelqu’un près de lui qui répond. C’est à ce moment que l’on peut dire que l’enfant est dans la demande.

Après, cela empire : il ne veut plus le biberon. On vérifie la couche, on cherche... Que veut-il ? Il veut les bras ! Il veut l’Autre. Il veut aussi faire savoir à l’Autre qu’il a besoin de lui. Cela peut prendre quelques jours : certains enfants comprennent moins vite ou certains parents sont moins réactifs mais c’est une situation qui s’installe.

La plainte à laquelle on a affaire au téléphone a cette valeur. Les écoutants déplorent parfois – cela arrive ! – d’avoir affaire à des gens qui se plaignent tout le temps. On a beau les aider, d’ailleurs efficacement, ils rappellent avec les mêmes problèmes ! N’aurait on pas été efficace ? Ne sont ils pas un peu pathologiques ? Ne pourrait on leur donner un nom par exemple les « habitués » ou bien les « rappelants » ? Ce sont en fait des gens qui sont dans une détresse telle que la présence de l’Autre n’a pas été intériorisée. Ils ont besoin d’appeler et de rappeler pour s’assurer la présence de l’Autre.

Au bout d’un moment, le petit enfant va très bien entendre sa mère ou son père lui dire : « J’ai autre chose à faire » ou « On s’en va. On revient ». L’enfant aura intériorisé l’image. L’Autre sera intégré. En termes lacaniens, on désignera alors l’Autre avec un grand « A ».

Certaines personnes, du fait des accidents de la vie – qui ne sont pas forcément des pathologies mentales bien que cela puisse le devenir – n’ont pas intégré ce facteur. Ils vont avoir besoin de rappeler sans cesse pour pouvoir entrer en contact avec l’Autre. Or, pour rappeler, il faut avoir quelque chose à dire, entretenir une sorte de plainte pour justifier l’appel à l’Autre. C’est extrêmement pesant, on le sait car, quand on répond à ces habitués, qui disent tout le temps la même chose, qui s’éternisent au téléphone, on ne peut traiter les autres appels, qui n’existent donc pas puisqu’on ne les a pas ! Ceux qui comptent, ce sont ceux qui sont au téléphone, qui se plaignent éternellement parce que l’Autre, pour eux, n’est pas si évident.

Nous, quand on ferme les yeux et qu’on prononce un nom, la personne est à côté de nous ; il y a la chaleur, on sent la personne. Pour certains, cela ne se passe pas du tout comme ainsi. Il faut en prendre la mesure.

Les humains, parce qu’ils causent les uns avec les autres, se causent les uns les autres. Rien ne tient ensemble si chacun n’est pas porté par l’idée que l’Autre a quelque chose à dire. Certains nourrissons crient et pour les parents en détresse ou en difficulté, ce cri ne veut rien dire ! Les parents ordinaires, à peu près correctement névrosés, vont prêter des intentions à l’enfant, des intentions que l’enfant n’a peut-être pas : « Tu m’as vu passer ; tu veux ce que j’ai dans la main ». Non ! Il ne veut rien, il appelle !
L’Autre, qui répond, va venir peupler le monde de celui qui l’appelle avec des objets précieux. L’objet précieux avec lequel l’écoutant peuple le monde de celui qui appelle, c’est le temps, celui que l’on donne à l’Autre.

Cette entrée de l’homme dans le langage se paie – parce que tout se paie – par une aliénation. L’être y perd quelque chose de sa vérité, de sa complétude. Parler, cela divise, cela fait de l’être un sujet divisé mais il n’y a pas d’autre sujet qu’un sujet divisé. Que signifie « un sujet divisé » ? Cela veut dire que j’aurai beau énumérer tout ce que je sais de moi, tout ce que les autres disent de moi, tout ce que je pense que je pourrais être, tout ce que je sais que j’ai été, cela n’épuisera jamais la vérité de ce que je suis et je ne suis jamais complètement pris dans ce que je dis !

C’est extrêmement heureux. Lors d’une formation à l’écoute en prévention du suicide, au Canada, le formateur expliquait que lorsque quelqu’un appelait en disant : « Je suis sur le rebord de ma fenêtre et je vais sauter », il fallait toujours penser non à celui qui était sur le rebord de la fenêtre mais à celui qui, au téléphone, disait qu’il allait sauter. C’est cela, un sujet divisé. Quoi que je dise, je ne suis pas complètement dans ce que je dis. Il y a un léger écart. Le sujet de dénonciation n’est pas le sujet dénoncé. C’est ce qui explique qu’il existe une phrase impossible, celle qui consiste à dire : « Je suis mort » et l’on comprend pourquoi.

Il existe une autre phrase qui n’est possible qu’à la condition que l’on admette la notion de sujet divisé, c’est celle qui consiste à dire : « Je mens ». Vous connaissez l’histoire de Minos le menteur, qui dit que tous les Crétois sont menteurs. Or, Minos est Crétois. Minos est donc un menteur. Minos ment alors quand il dit que tous les Crétois sont menteurs. Or, Minos est Crétois. Minos n’est donc pas menteur mais Minos dit que tous les Crétois sont menteurs, etc., etc.

Le dire affranchit donc. Pour pouvoir dire : « Je mens », il faut que celui qui dit : « Je mens », dise toujours la vérité. Le « je » dit toujours la vérité mais ne peut être résumé dans ce qu’il dit C’est pourquoi l’on dit qu’il n’y a de sujet que divisé.

En effet, dans le langage, le sujet ne peut être que représenté, qui plus est dans un discours qui lui préexiste la langue maternelle, le discours de l’Autre. On dit des tas de choses sur les enfants. Cela précède aussi la conception. Avec les moyens d’exploration modernes les échographies on peut voir des choses sur l’enfant qui permettent de tirer des conclusions : « Regarde, il a ton profil ! ». « Il a de grands pieds ! », etc.

Cela nous aliène mais pour vivre, le petit homme a besoin d’être reconnu, d’être nommé même s’il risque de se confondre et c’est ce qui fait que nous sommes des névrosés, avec les représentations de lui-même que lui fournissent son entourage, sa famille, les autres, cette image qu’il risque de confondre avec son être propre. Ce que l’on appelle notre identité est un mélange entre nos propres identifications et les images que les autres ont plaqué sur nous. C’est d’ailleurs énervant.

Le sujet, parce qu’il se nomme et qu’il est nommé par la parole de l’Autre, se perd dans sa réalité ou sa vérité. La vérité sur lui-même que le langage échoue à lui donner, il la cherchera dans des images d’autrui auxquelles il va s’identifier. A partir de l’expérience que l’on appelle le stade du miroir, par laquelle s’unifie l’image du sujet, le moi est impossible à distinguer des captations imaginaires qui le constituent de pied en cape.

Le stade du miroir, je l’illustre par la question suivante : « Comment savez vous que c’est vous lorsque vous vous regardez dans le miroir ? ». Vous le savez tout d’abord parce que vous connaissez les propriétés réfléchissantes du miroir. Vous le savez parce que cela fait un sacré bout de temps que vous vous y regardez. A part quelques petites modifications infimes, on est tel qu’à ses trois ans !

Vous le savez aussi parce que vous l’avez appris car ce n’est pas évident du tout. On le voit dans les crèches : l’enfant se regarde dans le miroir, il tape sur le miroir, l’Autre ne l’intéresse pas. Il peut même être agressif avec ce qu’il va voir parce qu’il ne sait pas que c’est lui.

Un jour, entre 6 et 9 mois, dans toute société, on se met devant le miroir et on s’admire avec son enfant. Celui-ci, un jour, va regarder. Il sera très perplexe mais en tirera un grand bénéfice. Il va se mettre à apparaître pour lui-même. Il regarde dans le miroir, se tourne vers vous et se dit : « C’est la même ! » ou : « C’est le même ! ». Première conclusion logique : « C’est moi qui suis dans ses bras ». Il va se voir pour la première fois ! On ne se voit pas : je ne vois pas mes yeux, je ne vois pas mon nez, je ne vois pas mes oreilles, je ne vois pas derrière ma tête. Avec des jeux de miroir, on peut se capter complètement.

Mais tout d’un coup, on sort de soi-même et on se fait représenter par une image. Le « je » s’est perdu en devenant un « moi » !

C’est évidemment ce dont on témoigne en permanence cet éloignement à soi-même, cette incapacité à se cerner complètement, ces trahisons intimes, presque rien, un petit embarras, « une gêne obscure », comme dirait le Duc, dans Cyrano de Bergerac.

Ce que dit l’homme en premier, c’est que cela ne va pas fort pour lui. Il en appelle à l’Autre pour demander raison, comme Job interpelle Dieu pour lui demander des comptes sur le hiatus entre sa piété et son infortune.

Pourquoi cela ne va t il pas ? A cause de ce stade du miroir, qui nous fonde comme sujet, un écart se creuse tout à coup ; quelque chose se perd dans l’intériorité et dans la complétude que l’on avait avant.

Cette complétude, elle était organique. Tout d’un coup, l’accès à l’image devient aussi l’accès à la parole, à l’Autre.

Vous voyez à quel point cette expérience de la perte est absolument fondatrice pour faire de moi un sujet de parole et un sujet en rapport avec les autres. Ce dont l’homme témoigne en permanence, c’est de cet écart, de ce hiatus. Il va aller chercher des réponses chez les autres. On peut le faire avec les tests de « Marie-Claire » qui ont toujours autant de succès ! Cela intéresse parce que l’on se dit que si l’on y répond sincèrement, quelque chose de moi va forcément apparaître, une révélation va se faire.
Cette révélation, c’est la révélation de ce que j’ai perdu en devenant un « moi ». Mais je ne suis devenu un « moi » que parce que je suis un sujet. Tout cela s’emmêle et on attend toujours la révélation. Les adolescents en sont friands : ils peuvent passer des heures sur cette question : « Comment me vois tu ? ». « Que dit on de moi ? ». « Comment suis je ? », etc. Ce temps que mettent les adolescents à s’occuper d’eux-mêmes vient aussi de leur volonté de combler, de maîtriser complètement l’image, que rien n’en échappe. Parfois, certaines choses se révèlent et ce n’est pas drôle...

Par la parole, le réel est voilé. On peut prendre le terme dans les deux sens : couvert mais aussi gauchi, déformé, comme peut l’être une roue. C’est d’ailleurs la tragédie de l’homme ; pour lui, cela ne tourne pas rond. C’est d’ailleurs sa condition, non en tant que situation mais comme modalité. C’est à cette condition qu’il y a de l’homme.

L’homme parle non parce qu’il sait qu’il peut le faire mais parce que quelque chose cloche pour lui et que cela en intéresse certains c’est à-dire nous non par sadisme mais parce que cet écart, c’est l’écart de tous. C’est ce que l’on appelle la subjectivité, sur laquelle s’appuie l’homme pour construire son identité.

Il est passionnant de voir comment on se construit et comment se construit l’Autre.

La parole fonde et maintient les humains dans cette forme supérieure de rassemblement que nous appelons la société et qui est bien loin du troupeau, de la horde, de la meute ou de toute autre formation grégaire. Parler déprend l’homme de son réel pour le jeter dans un monde commun.

De cette dimension de parole dépend la condition sociale de l’homme. C’est encore elle qui organise toute la diversité des existences. Comment vivre ensemble, séparés que nous sommes de nous-mêmes, des autres, éparpillés dans nos disparités ? Pour vivre ensemble, il s’agit moins de se ressembler que de se rassembler.

L’enjeu n’est pas d’araser les différences mais de les soutenir parce que c’est à la fois la tragédie et la grandeur de l’homme d’être seul, inédit à sa place. Videz cette place en laissant dans le silence l’être qui s’y trouve et vous perdez les deux. Le monde se rétrécit. Cette place ne sera plus jamais occupée par personne. Elle tient à celui qui l’occupe et disparaît avec lui !

Parler, écouter, c’est donc protéger et défendre chaque place humaine comme une place forte et tenir le pari de vivre ensemble, un par un.

Je disais que la parole introduit quelque chose de plus que le corps, que la vie et même quelque chose de plus que l’existence. Elle introduit quelque chose comme un serment, un pacte, une loi. Chaque fois que quelqu’un parle, il s’engage plus loin que lui, il dit du vrai, il produit du monde, il produit des représentations.

Le langage est le lieu de l’Autre parce que pour parler, il faut supposer qu’il y a de l’Autre. C’est l’immense cadeau que fait celui qui vous parle à vous qui l’écoutez. Il vous suppose. Chaque fois que quelqu’un écoute, il donne consistance à la parole de celui qui s’énonce, il le reconnaît comme son prochain, découvrant qu’il ne sera jamais son semblable. Cela crée du lien là où il n’y a pas de rapport parce qu’au fond, nous sommes tous sans rapport les uns avec les autres, voire sans rapport avec nous-mêmes, tous singuliers ayant à vivre ensemble.

Écouter n’est donc pas une recommandation morale mais un conseil de prudence, une mesure de précaution face à l’extrême fragilité de notre présence au monde. L’écoute donne leur sérieux à toutes les histoires que l’homme fait pour trois fois rien.

Trois fois rien ou presque car enfin, pour l’homme, la grande affaire est de vivre, de persévérer dans son être, comme dirait Spinoza, parce qu’il n’accepte pas de mourir et qu’il est le seul à le savoir.

Tout être naturel qu’il soit, l’homme ne joue pas le jeu de sa condition : il discute, il négocie, il essaye de gagner du temps, de comprendre avant que les choses, pour lui, ne se concluent. Il ne veut pas que cela s’achève sans lui, sans qu’il en ait rien dit.

Dans la conclusion qui le guette et dans toutes les conclusions qui tombent à chaque instant de son existence, l’homme veut avoir, si ce n’est le dernier mot, au moins son mot à dire ; celui qui l’écoute se fait le secrétaire de cette confidence. Sans doute n’y a t il pas de poste plus digne que celui là.

Merci.


M. Didier Falcand

Vous venez de dire qu’écouter est une mesure de précaution ; dans le cadre du vivre ensemble, n’est ce pas un peu léger pour entamer une relation ?


Mme Nadine Gabin

Au contraire, être précautionneux avec l’Autre et prendre ses précautions, faire attention à l’Autre, c’est une très belle entrée en matière !


M. Didier Falcand

N’est ce pas un peu frileux ?


Mme Nadine Gabin

Pourquoi frileux ? Un mot que l’on pourrait dire pourrait avoir un écho chez l’Autre que l’on est incapable de mesurer. L’Autre peut dire des choses qu’on n’imaginait pas et qui peuvent, les écoutants le savent, nous heurter.

Les écoutants prennent beaucoup de précautions avec ceux auxquels ils s’adressent. C’est pourquoi l’on dit qu’il faut se taire longtemps, faire attention avant de parler, ne pas trop parler. C’est le même conseil que l’on réserve aux psychanalystes et aux psychologues car il faut prendre le temps de voir quels sont les signifiants de l’Autre, comment l’on s’y prend, quelles sont les zones d’extrême fragilité.
Mais l’inverse est vrai également : prendre ses précautions avec l’autre, c’est aussi se protéger de l’Autre. Ceux qui appellent S.O.S Amitié sont aussi des gens qui peuvent mettre à mal les écoutants.

L’Autre a l’écoutant à son service. Il va prendre un peu moins de précautions ; il a raison : c’est pour eux qu’on est là et non le contraire. Mais parfois, ils vont dire quelque chose ou évoquer une situation qui va mettre l’écoutant dans une situation extrêmement difficile. C’est frileux, oui, mais prudent. C’est nécessaire.


M. Didier Falcand

Vous preniez l’exemple de l’habitué qui appelle toujours avec les mêmes raisons. J’imagine que ce sont des situations que les gens dans la salle connaissent. En dehors de continuer à l’écouter, reformuler des choses, comment peut on aider l’Autre ?


Mme Nadine Gabin

Aider, est ce aider définitivement ? Ce que l’on voudrait, c’est aider l’Autre et qu’on n’en parle plus mais celui qui vous a appelé va peut-être passer sa journée à peu près correctement mais elle lui aura coûté tellement d’efforts, de calme, de compréhension afin de ne pas « partir en vrille dans le bus » par exemple, comme disent les jeunes, que le soir même, il aura besoin de se plaindre. C’est parce qu’il se sera plaint et que vous l’aurez écouté qu’il aura avancé dans cette question et pourra rependre le bus le lendemain.

Le soir suivant, il va appeler pour se plaindre à nouveau. Vous allez lui conseiller de prendre le métro. Il va prendre le métro et dire la même chose. C’est ce que l’on appelle des habitués. Répondre aux habitués peut donner l’impression qu’il s’agit d’une ritournelle éternelle mais c’est peut être une aide permanente. Il y a des gens que l’on ne peut aider définitivement.

Je dis souvent que les premiers habitués de S.O.S Amitié, ce sont les écoutants.


M. Didier Falcand

Certains dans la salle veulent-ils réagir à ce qui a été dit ?


Un intervenant

Qu’avez-vous fait des premiers habitués qui n’appellent plus ?


Mme Nadine Gabin

Moi, rien ! La question des habitués est abordée régulièrement mais elle pourrait faire l’objet d’un vrai travail psychologique et sociologique afin de voir ce que sont devenus les premiers habitués. Peut-être sont-ils devenus écoutants ! Que s’est-il passé pour un habitué qui cesse de l’être pendant quelque temps et qui le redevient ?


Mme Nicole Viallat, présidente

On en a assez mais si l’habitué n’appelle plus, on s’inquiète !


Mme Nadine Gabin
C’est vrai.

M. Didier Falcand
Vivre ensemble, avez vous dit, c’est se rassembler et non se ressembler. Comment construire cette relation avec l’Autre ? On parlait tout à l’heure du XXIème siècle et de l’isolement qu’il engendre. Comment réussir à concilier les deux ?


Mme Nadine Gabin

Je ne suis pas aussi pessimiste ; les jeunes ne sont pas tout à fait dans l’état que l’on dit. On en a presque fait une classe sociale. C’est bien la faute des adultes qui ont fait ce monde. Les jeunes se regroupent et on ne supporte plus qu’ils se regroupent.
Je me souviens de m’être beaucoup regroupée lorsque j’étais adolescente. Cela ne m’a pas tracé un destin de délinquante ! Je travaille dans une association qui s’occupe de jeunes gens placés par l’aide sociale à l’enfance : ils passent trois ou quatre années affreuses, compliquées par le fait qu’ils n’ont pas de parent et qu’ils ont vécu des choses terribles. On les retrouve à 22 ans : il n’y a pas plus conformistes ! Ce ne sont pas eux qui feront la révolution ! Ils n’aspirent qu’à des valeurs.
Quant à la question de se ressembler et de se rassembler, le rassemblement a une vie plus longue que le ressemblement.

M. Delevoye parlait des Alcooliques Anonymes. Les Alcooliques Anonymes fonctionnent sur l’identification, comme tous les groupes de parole américains. C’est la grande richesse de S.O.S Amitié de ne pas fonctionner sur cette proposition d’identification qui est extrêmement thérapeutique mais de très courte durée.

Les Alcooliques Anonymes rencontrent d’autres alcooliques. Cela marche très bien, beaucoup mieux que les centres d’alcoologie. L’alcoolique anonyme dit, en début de séance : « Je m’appelle Nadine ; je suis alcoolique et abstinente depuis 4 mois, 10 ans, 20 ans ». Il existe une sorte d’identité très forte à l’alcool et la proposition qui est faite à l’Autre est de lui dire : « Je suis comme toi, tu es comme moi. Je m’en suis sorti : tu vas t’en sortir aussi ! ».

Il se trouve que pour l’alcool et autres groupes de ce type, cela fonctionne très bien. Le taux de réussite est assez important mais cela ne dure pas très longtemps. Ce n’est pas vraiment être ensemble : c’est un jeu de miroir.


M. Didier Falcand

Vous avez posé une question : à quoi parler nous sert-il ? Pourquoi parle-t-on ? Vous avez abordé la réponse sous l’aspect du langage mais pourquoi ceux qui appellent S.O.S Amitié appellent-ils ? Pourquoi parlent-ils ?


Mme Nadine Gabin

Ce sont les écoutants qui peuvent répondre. Pourquoi appellent-ils ? Pourquoi quelqu’un vient-il me rencontrer comme psychanalyste et me parler ? Tout simplement parce que quelque chose « cloche » ! C’est différent de quelque chose qui ne va pas. Certaines choses ne vont pas mais cela fait partie du quotidien, de la condition humaine. Quand quelque chose « cloche », la raison nous en échappe. Il y a quelque chose de bizarre, un élément qui se répète et on aimerait en savoir plus.

Comme le patient, celui qui appelle S.O.S Amitié a envie de témoigner et de savoir ce que pensent les écoutants. C’est difficile de penser quelque chose durant le temps d’un appel. Pour un analyste, il faut dix ans, je plaisante, c’est un peu moins !

Ce n’est pas durant le temps d’un appel qu’un écoutant peut savoir ce qui se passe pour l’Autre mais il peut l’orienter, convenir avec lui – et c’est parfois largement suffisant – qu’il a raison et que c’est bizarre.

Tous les hommes sont-ils infidèles ou tombez-vous toujours, choisissez-vous toujours des hommes infidèles ? L’Autre repart avec une question. L’échange est donc plus dans la question, qui rebondit, qui est renvoyée à l’Autre comme une question valable. L’important est que la question de l’Autre soit considérée comme une question valable.

Je ne suis pas tout à fait d’accord – même si le reste dans les grandes lignes – avec ce qu’a dit M. Delevoye. Certes, tout est possible aujourd’hui et ce qui ne l’est pas aujourd’hui le sera demain – progrès de la science, de la technique, etc. C’est un problème car l’homme a besoin d’interdits, il a besoin d’être contrecarré dans sa toute-puissance. Sans cela, il n’en appelle plus à l’Autre. Ce qui fait que j’en appelle à l’Autre, c’est que je me heurte à des impossibles.

Le XIXème siècle viennois, pour des raisons d’éducation, de coercition, de répression, d’oppression, etc. a vu fleurir une série de névroses. Aujourd’hui, il est vrai qu’il existe de plus en plus de psychotiques. On les repère mieux qu’avant : le diagnostic s’est affiné. Un psychotique n’est pas forcément dans un délire immédiatement repérable. Il s’agit de signes bien plus discrets mais c’est la société qui les génère.

Le problème, avec un enfant, n’est pas tellement de lui apporter une réponse. Même si vous êtes une machine à réponses, vous êtes en général moins bon que Wikipédia et Internet mais ce qui rend sa dignité au petit enfant, c’est de lui dire que sa question vaut quelque chose. C’est un vrai cadeau !

Souvent, aujourd’hui, les adultes considèrent que les difficultés des jeunes n’en sont pas, que leurs questions ne valent pas et que, de toute façon, il existe des réponses. Dire à un enfant que la question est importante et qu’à votre âge, elle demeure une question pour vous est bien plus structurant que de la traiter avec mépris !

On a parlé histoire et géographie. Je suis d’accord avec tout ce qui a été dit mais lorsque quelqu’un pose une question, on lui répond souvent : « Tu ne sais pas cela à ton âge ? ». Non, il ne le sait pas mais pour de bonnes raisons. Ce qui est intéressant, c’est de savoir pourquoi il ne l’a pas appris, pourquoi il ne l’a pas retenu et pourquoi il pose la question. Certains posent des questions sur ce qu’ils savent uniquement pour entrer en contact avec vous ! Ils s’inventent des questions.

Lorsque M. Delevoye a dit qu’il allait nous raconter un petit conte africain, tout le monde a frémi et a été très attentif. Je considère que tous les gens que je reçois viennent me raconter une histoire du même ordre que le conte africain. Il va y avoir une chute. Quel que soit le tragique de certaines histoires, elles comportent quelque chose de passionnant !


Mme Nicole Viallat, présidente

J’ai justement une petite histoire à vous raconter ! Je me demandais si l’on n’avait pas besoin d’être malheureux. L’histoire est celle de deux Juifs qui discutent. Cohen dit à Moshe : « Es-tu heureux de temps en temps ? ». Moshe lui répond : « Oui, cela peut m’arriver ». Cohen lui demande alors : « Que fais-tu dans ce cas-là ? ». Et Moshe dit : « J’attends que cela passe ! ».


Mme Nadine Gabin

Je pense que ce n’est pas un besoin qu’il faut associer à du masochisme. Dans le malheur, on mesure cet écart de nous à nous-mêmes, ces « clocheries » de l’existence ; je suis convaincue que c’est dans ces « clocheries » que l’on apprend le plus sur soi-même.

Je ne suis pas contre le bonheur mais il y a quelque chose qui s’affute dans la « clocherie », que l’on peut appeler le malheur non au sens tragique du terme mais au sens d’une petite gêne, comme dans le conte de la princesse au petit pois.

Il y a une autre histoire sur ce thème, une histoire de paysans. Quelqu’un demande à un paysan : « La récolte a-t-elle été bonne cette année ? ». L’autre lui répond : « Affreuse ! ». L’année suivante, le temps a été meilleur. Le même dit au paysan : « Il a fait beau cette année ! ». L’autre lui dit : « Oui, mais trop ! ». La troisième année, le climat a été tempéré. Le premier dit au second : « Cette année, c’était parfait ! » et le second répond : « Oui mais quand a des années comme celle-là, l’année qui suit est pourrie ! ».


Mme Nadine Gabin

C’est dans ce petit pois, cette « clocherie » que l’on trouve quelque chose qui s’affute et qui se révèle.


M. Didier Falcand

Je suis d’accord !


Une intervenante

Il y a des histoires qui n’ont pas forcément des bonnes chutes, ce sont les histoires de violence sexuelle. Cela nous gêne beaucoup à S.O.S. Que fait-on de ces histoires-là ?


Mme Nadine Gabin

Se représenter la violence sexuelle est insupportable. Quand on veut continuer à écouter, il faut arrêter de se représenter ce que l’on nous dit, sans quoi l’on ne tient pas. C’est impossible. Une des grandes perversions du monde moderne est de nous proposer des images pour tout : celui qui se fait tuer, la petite fille qui meurt accrochée à son tronc d’arbre, etc.

Le témoignage d’une victime de violences sexuelles peut être intéressant. Elle n’est pas plaisante, elle n’est pas drôle mais ce qui est intéressant, c’est ce que va raconter le sujet sur la raison pour laquelle il se trouve dans une situation pareille.

Je vais peut-être vous choquer mais, dans les affaires de violence, quoi qu’il en soit, on est toujours deux. Je ne veux pas dire que la victime recherche cette situation mais je ne veux pas dire non plus que celui qui est violent l’est pour des raisons génétiques. Les choses se passent mal à deux.

Ce qui est intéressant, c’est lorsque la personne en arrive à supposer que c’est dans cette histoire à deux que la violence est née. Il est rare qu’elle soit née chez celui qui est violent.

Comprenez-moi bien : la victime est bien victime, il n’y a pas d’ambiguïté là-dedans mais vous remarquerez que les femmes battues ont souvent du mal à quitter la personne qui les maltraite, alors que la société propose des aides conséquentes. Elle va parfois rencontrer à nouveau une personne violente et l’on s’aperçoit parfois que la mère ou la grand-mère de cette femme était déjà battue.

Il est extrêmement important que les gens qui appellent puissent repérer ce qui, dans leur vie, fait répétition. Quelqu’un à qui il arrive une grosse catastrophe de façon inédite et exceptionnelle pourra être aidé de façon ponctuelle, efficace et définitive ; le temps va passer et la réparation va se faire.

D’autres personnes vont venir témoigner que cela se répète dans leur vie ; il est très important de ne pas leur dire que cela va s’arrêter. Cela ne s’arrêtera pas tant que la personne n’aura pas repéré que cela se répète !

Ce qui est passionnant, c’est lorsque ces personnes déroulent des chapitres de leur histoire et que l’on s’aperçoit que la même phrase revient tout le temps, comme un leitmotiv, le même événement de vie.


Une intervenante

Je voudrais revenir sur une question plus technique. Vous avez comparé la division qu’apporte le langage chez l’être parlant en faisant le lien avec le stade du miroir et évoqué une perte lorsque l’enfant se voit dans le miroir avec sa mère. Pourquoi n’est-ce pas un gain ?

Certes, l’enfant peut perdre l’image idéale qu’il a de lui-même. Comme pour le langage, il y a une différence entre l’être parlé et l’être parlant, ce que l’on dit et celui qui le dit mais c’est un gain d’être parlant...


Mme Nadine Gabin

Vous avez raison...


Une intervenante

Pourquoi parle-t-on de perte dans ce cas ?


Mme Nadine Gabin

C’est une affaire de plus-value. A partir du moment où l’on accepte que quelque chose se perde et s’investisse, en retour, on reçoit une plus-value. Ce que perd l’enfant, c’est son corps. Jusque là, l’enfant est dans son corps ; à partir du moment où il a accès à son image, il a accès à son image.

Aujourd’hui, à travers les jeux de regards, en tant qu’adulte, on est beaucoup plus dans son image que dans son corps. On peut décliner des tas de discours gymnastique, danse, etc. et c’est très bien. C’est une perte pour l’être qui se solde par un gain pour le sujet.

On ne peut être sujet si l’on n’a pas vécu cette expérience. L’expérience du schizophrène, on ne se la représente même pas mais on peut l’entendre quand on reçoit des schizophrènes. Le schizophrène ne se reconnaît pas dans la glace. Ce qu’il voit dans la glace, c’est ce que vous pourriez voir en vous regardant dans un miroir brisé : des bouts épars. Pour lui, l’image n’est pas rassemblée.


Une intervenante

Pour éviter les paradoxes de vocabulaire, qui sont toujours difficiles à manipuler, ne peut on parler de décalage, le gain venant du fait que l’on a deux niveaux de perception au lieu d’être dans une totalité ?

Dès lors, on n’est plus obligé de parler de perte. C’est une faille autour de laquelle on peut jouer de façon constructive.


Mme Nadine Gabin

C’est exactement cela ! Freud appelait cela la « Spaltung », la fente et la refente.


Une intervenante

Vous avez parlé de l’importance du langage, de la pratique de S.O.S Amitié par rapport aux thérapeutes et de ce décalage entre ce qui est dit et la personne qui le dit et le vit.

Pourriez-vous dire quelques mots à propos du langage lorsqu’il devient écrit ? Je pense à la pratique du « Chat Accueil » que nous avons...


Mme Nadine Gabin

Je me méfie. Il y a un débat à S.O.S Amitié sur ce sujet et je ne voudrais pas y entrer.

Je pense que la voix est indispensable à une équivoque porteuse de sens et non de malentendus. Quand on se parle et que l’on donne dans l’équivoque, c’est porteur de sens. On comprend mal quelque chose, certaines homonymies n’ont pas le même sens, il existe des glissements de sons.

Je prendrai l’exemple, à S.O.S Amitié, d’un petit garçon têtu qui voulait absolument voir des bateaux à l’aéroport. Ses parents lui disaient : « Ce sont des avions ». A chaque fois, il piquait une colère parce qu’il n’y avait pas de bateaux. Quand il a commencé à écrire, il a écrit : « arrêt-au-port ». Il s’attendait donc à voir des bateaux !

Ce sont des cas d’école. En psychanalyse, on parle d’une petite fille terrorisée par son père du jour au lendemain, alors que tout se passait bien jusque là. L’analyste questionne l’enfant qui lui dit : « Mon père va me tuer ». L’analyste lui demande comment elle le sait. La petite répond : « Maman le dit ».
L’analyste demande : « Que dit ta maman ? ». Les deux parents étaient très jeunes 16 et 17 ans chacun – et déjà cet enfant. Le foyer était heureux mais la maman, dans des moments d’exaspération, manquant de temps – elle avait repris des études, etc. – disait au père : « Tu t’en occupes ; tu l’as voulue, tu l’as ! ». Vous imaginez l’angoisse de la petite…

Cela a du sens. Le langage est équivoque. On fait des lapsus, comme ceux de Rachida Dati. Cela dérape tout le temps. On dit des vérités – que l’on n’avait pas l’intention de dire – ou des bêtises.

Avez-vous déjà fait l’expérience d’envoyer un mail extrêmement drôle et plein d’esprit à quelqu’un qui ne vous répond pas parce qu’il a été vexé de ne pas comprendre ? Il manque le ton, la répartie, etc.

C’est moins dynamique, cela prête plus à confusion, le temps s’installe.


Une intervenante

Ne pensez-vous pas que la grande différence entre l’écoute telle qu’elle est pratiquée à S.O.S et celle des thérapeutes est la présence physique ?
Je l’ai toujours ressenti comme créant une différence, souvent dans le sens d’une perte de sens et de possibilités d’élaboration…


Mme Nadine Gabin

Il est vrai que la présence physique n’est pas la même mais ce n’est pas la seule différence. Ce qui fait la communauté, c’est que l’écoute, c’est de l’écoute. Quelqu’un qui écoute, écoute. L’analyste qui écoute, écoute…


Une intervenante

Celui qui parle ne parle pas de la même façon !


Mme Nadine Gabin

Il ne s’adresse pas à la même personne : celui qui appelle vous appelle comme son prochain ou son semblable.


Une intervenante

Comme sa poubelle, son déversoir…


Mme Nadine Gabin

Certain patients utilisent en effet cette métaphore contre laquelle je m’élève systématiquement ; elle consiste à dire : « Je viens ici vider mon sac, me déverser ». C’est faux ! Ce n’est pas parce qu’ils disent des choses qui ne sont pas très drôles ou qui peuvent être insultantes pour vous qu’ils vous tiennent pour une poubelle. Dans ce cas, il faut leur faire valoir qu’ils ont une bien piètre idée de ce qu’ils disent pour vous considérer comme une poubelle !

Dans ce cas, je réponds que j’accorde trop de prix à ce qu’ils me disent pour me considérer comme une poubelle. La dignité de leur parole fait la dignité de ma position.

L’autre différence réside dans le fait que le traitement de la parole n’est pas le même. Celui auquel on s’adresse n’est pas mis à la même place et les visées ne sont pas tout à fait identiques.

Il y a aussi une question de formation. Quand on est analyste, on va essayer d’entendre le refoulé, l’inconscient. On va d’abord vérifier s’il s’agit d’un psychotique, d’un névrosé ou d’un pervers et vérifier que les techniques sont adaptées. Ce n’est pas le même métier mais, techniquement, c’est le même outil : l’écoute.

J’ai une formation de philosophe ; au début de mes années d’étudiante, j’étais écoutante. Ma mère m’avait envoyée dans une association je me demande encore pourquoi en me disant : « Va donc écouter ». J’y suis allée. J’étais assez obéissante. Il s’agissait de SOS suicide. J’ai écouté durant une dizaine d’années. Puis je me suis installée comme analyste ; j’ai continué à écouter mais cela ne fonctionnait plus pour moi. Je n’étais pas très à l’aise. Je savais que je n’écoutais plus du tout de la même façon et les gens, de plus en plus, me demandaient : « Ne seriez vous pas un peu psychologue ? ».

Je me suis rendu compte que c’était une question de position.

Il est bon que les associations soient composées de non spécialistes de la vie psychique et de spécialistes de l’écoute, même s’il est utile de savoir, pendant les partages, qu’on a affaire à un délirant à qui il ne sert à rien de dire que les avions ne peuvent pas envoyer de messages ou que Claire Chazal ne leur parle pas. Cela ne peut que les énerver davantage ou vous mettre dans le clan des mauvais, s’il s’agit d’un paranoïaque. Il faut avoir la patience de l’entendre et il est vrai que c’est compliqué pour vous.

Autant le professionnel de la vie psychique a les ressources et s’en sert pour stabiliser le sujet, autant vous ne pouvez rien faire, sauf attendre que cela passe. C’est parfois utile, tout comme le fait de savoir repérer un pervers, de façon à ne pas perdre son temps durant une heure. Il est important, dans la direction d’une cure, de savoir s’il s’agit d’un psychotique, d’un névrosé ou d’un pervers. En revanche, lorsque nous commençons à écouter des gens, ce n’est pas ce dont nous nous occupons. Si le pervers ne reste pas, les deux autres viennent pour parler.


Une intervenante

L’anonymat est une chance dans l’écoute. Certains appelants nous disent bien qu’ils nous racontent des choses qu’ils n’ont pas racontées à leur psy vrai ou faux, peu importe…


Mme Nadine Gabin

C’est faux !


Une intervenante

… Je ne les vois pas ; ils ne ressentent pas mon regard, qui pourrait être porteur d’un jugement. D’autre part, j’écoute l’intonation, qui dit beaucoup de choses.


Mme Nadine Gabin

Je suis d’accord.


M. Didier Falcand

Nous allons remercier Nadine Gabin pour son intervention.